POLICIER
Deux enquêteurs, la nostalgie portugaise et une écriture tissée de poésie
Les mots bleus de Francisco José Viegas
LES DEUX EAUX DE LA MER
de Francisco José Viegas
Traduit du portugais
par Séverine Rosset
Éditions Carré Jaune/Albin Michel,
416 p., 18 €.
Voici un de ces livres dont on peut dire qu’on ne l’espérait même plus, un de ces livres lestés, mais d’un alourdissement digne et juste, imposant, d’emblée, tout ce qu’il fallait pour que l’on s’attache – à l’auteur, ses manières d’écriture, ses personnages. C’est la récente collection d’Albin Michel qui nous emballe le tout, un joli Carré Jaune pour de nouveaux horizons vers « toutes les littératures policières, européennes surtout », et ces Deux Eaux de la mer, donc, envoûtantes et si fortement portugaises, de bout en bout et de mot en mot – la traduction proposée par Séverine Rosset est limpide et forte.
Il s’agit bien d’une enquête policière – deux corps sur deux plages, deux pays : Rui Pedro Martin assassiné par balles à Finisterra (Galice, Espagne), et Rita Calado Gomes retrouvée sans vie, simple noyade, sur les galets îliens des Açores. Vivants, ces deux morts furent amants. C’est ici qu’apparaissent, comparses doux de l’auteur, les deux enquêteurs dont les silhouettes uniques façonnent pour beaucoup l’attachement à ce roman (1) :
Filipe Castanheira est inspecteur exilé volontaire sur l’île de Sao Miguel, loin de Lisbonne, sa nostalgie, « ce genre de ville où il n’y a pas de place pour les souvenirs de ceux qui ne l’aimeraient pas ». Son ami et collègue, Jaime Ramos, exerce à Porto. Et c’est à ces deux drôles de bonshommes, trentenaires empreints d’une saudade, cette tristesse si locale qu’ils revendiquent à chaque geste ou choix de vie, à chaque dialogue, à chaque approche de leur métier, c’est à ces deux-là qu’échoit la double enquête. « Il y a une mer infinie qui se brise dans le sillage de la morgue, qui s’engouffre par les fenêtres, une mer infinie dans la voix d’une ville, à cette heure, à toutes les heures… » : la force de Francisco José Viegas est d’avoir réussi un livre qui, entre les lignes éparses du roman policier, n’est que lente, extrêmement lente digression poétique.
Ses deux héros n’avancent que par le doute, les yeux ouverts sur les lignes de fuite brumeuses d’un ciel, du tangent d’un bleu de mer vu d’un avion ; doute sur doute dans leur métier, dans leurs amours – et Isabel, qu’aime Filipe, n’est qu’un nom et n’apparaît qu’en tant que femme évaporée, ingrédient parmi d’autres de cette saudade générale mijotée à petit feu. Car Francisco José Viegas fait, de plus, de ses deux inspecteurs, de doux gourmets : cuisine à longueur de pages, cigares et vins fins. Montalban, Le Carré ne sont pas bien loin, mais, sous leurs auspices, cês Deux Eaux de la mer se referment sur la certitude d’avoir rencontré un univers à part, deux héros, une langue tissée d’îles et de ciels, une écriture solitaire : un auteur.
MICHAËLLE PETIT
(1) Premier volet d’une trilogie, à paraître intégralement chez Albin Michel.
In La Croix